En décembre 2024, alors que le cours de l’arabica était entre 3 et 3,50 USD la livre (454 grammes), une hausse de 75% sur un an, j’expliquais que cela traduisait une hausse de la demande qui mettait en tension une filière en crise, victime du réchauffement climatique, d’une crise de la vocation et de la main d’œuvre *. Une situation qui résulte directement de pratiques agricoles et commerciales persistantes héritées de la colonisation d’une filière désormais sous la domination hégémonique de l’industrie agroalimentaire mondiale.
Autrement dit, avant ces hausses, le prix de marché ne couvrait pas ou si peu le vrai coût de production des petits et moyens producteurs, et incarnait plus le prix de revient des grandes plantations mécanisées brésiliennes et vietnamiennes, elles-mêmes touchées désormais de plein fouet par le chaos climatique, qui met en évidence la faiblesse de leur résilience.
Qu'en est-il deux mois plus tard ?
Les cours ont percé tous les records, avec une pointe à 4,40 USD par livre, et une hausse cumulée de 100% sur un an, et presque 300% sur 3 ans. Les prévisions de récolte au Brésil et au Vietnam sont mauvaises, avec des baisses de l’ordre de 4%. Ces chiffres entretiennent des cours hauts bien sûr, mais le plus inquiétant, c’est que la filière conventionnelle est dans un tel état de déliquescence qu’elle ne peut contrebalancer les défaillances de ces deux géants de la production mondiale.
Je viens de passer plus d’un mois de saison caféière au Mexique et dans tous les pays producteurs d’Amérique Centrale, afin de rendre visite à nos partenaires producteurs, et trouver avec eux un moyen de s’émanciper du marché des commodités pour nos cafés impactés par ce marché, à savoir ceux notés entre 80 et 84/100. Il s’agit, ensemble, de trouver le bon prix. Le prix qui inclut le coût réel de production, les investissements dans les infrastructures et dans la durabilité et une marge nette, inscrire cette réflexion à 3 ou 5 ans pour se libérer de la volatilité des cours qui est un fléau pour les producteurs et les torréfacteurs.
L’accueil de nos partenaires fut très chaleureux et enthousiaste, malgré la baisse de production de l’ordre de 15 à 30% selon les pays, et les nuages qui s’amoncèlent sur la filière caféière en général. En effet, en prenant le temps de discuter avec chacun d’entre eux, nous avons pu constater non seulement que la production est en difficulté, mais qu’elle est en train de s’effondrer ! Tous les ressorts sont en effet cassés, et la hausse vertigineuse du marché, loin de bénéficier aux producteurs, vient empirer la situation. Nous l’avons dit, les derniers évènements climatiques, sécheresse, gel, vents violents, inondations… et dérèglement climatique (il a plu tous les jours en un mois alors que nous sommes en saison sèche, la production a dramatiquement besoin d’une saison sèche marquée pour récolter et sécher les cafés) mettent à genoux une filière qui ne trouve plus de main d’œuvre pour effectuer les récoltes. Les fruits, abimés par la pluie pourrissent au sol ou sur les arbres, les fermiers vendent leurs fermes à prix d’or pour des projets immobiliers. Les prix sont hauts mais les producteurs n’ont pas assez de café à vendre, et les torréfacteurs qui ne signent pas de contrats d’achat, espérant voir le marché baisser, entrainent une crise du financement – pas de contrats, pas de financement bancaire, pas de financement bancaire, pas d’argent pour les exportateurs et les coopératives pour acheter les cerises aux petits et moyens producteurs. Les faillites se succèdent pour ces acteurs économiques si importants et complémentaires aux grands producteurs.
Jesùs Salazar et Christophe Servell, Mexique. Photo par Fabrice Leseigneur
Le chaos climatique va s’amplifier avec un réchauffement global qui s’intensifie chaque année, les producteurs et les travailleurs agricoles vont se raréfier, et les acteurs économiques intermédiaires vont défaillir encore devant la volatilité des cours. Nous pouvons avancer que les prix de marché resteront hauts et continueront de progresser devant l’écart entre la demande croissante et une offre en défaut.
Cela fait maintenant dix ans que nous annonçons cette situation. Aujourd’hui, elle s’impose brutalement à tous les acteurs de la filière, consommateurs inclus. Elle nous oblige à tirer des conclusions et une évaluation prospective de marché sur lesquelles bâtir une filière renouvelée et durable :
- Le café de qualité doit s’émanciper du marché de commodité régi par l’industrie. La situation actuelle confirme bien que le café, complexe et couteux à produire, n’aurait jamais dû être considéré comme une commodité.
- Le rapport de force entre les producteurs et les torréfacteurs, négociants ou importateurs vont progressivement s’inverser.
- Les petits et moyens producteurs de cafés conventionnels vont disparaitre.
- Les moyens et grands producteurs qui auront su mener une politique de durabilité économique, environnementale et sociale continueront de produire et d’exporter.
- Le commerce du café de qualité devient déjà un commerce de relation, de partenariat et de respect mutuel. Les partenaires économiques, producteurs et torréfacteurs, se choisissent mutuellement, élaborent des stratégies de développement commun, et partagent équitablement la valeur ajoutée pour pérenniser la filière.
- La consommation de café sur les marchés intérieurs des pays producteurs va croître en volume et en qualité, facteur supplémentaires de tension sur les prix et sur les garanties d’approvisionnement.
- L’écart de qualité entre les cafés dit industriels distribué en grande surface et les cafés de terroirs ou de spécialité va s’amplifier.
- Le prix entre les cafés dit industriels distribués en grande surface et les cafés de terroirs ou de spécialité va se réduire. La barrière du prix à la qualité pour les consommateurs finaux va se réduire considérablement, et ceci dès cette année.
- Face à la hausse des prix du café, la transition des modes et des habitudes de consommation va s’amplifier. L’enjeu doit devenir « boire mieux et moins » VS « boire plus et médiocre », et de laisser l’argument fallacieux du pouvoir d’achat aux industriels et à la grande distribution.
- Les industriels mondialisés ou les acteurs locaux importants, aux pratiques commerciales identiques et grandement responsables de la situation actuelle, vont chercher à se positionner sur la montée en gamme à l’œuvre sur le marché mondial, et entretenir volontairement le flou sur la définition du café de spécialité, qui tire sa définition et sa légitimité de la qualité et la traçabilité.
- La responsabilité des torréfacteurs de cafés de spécialité est encore plus importante. C’est à eux de proposer, d’informer, d’éduquer les consommateurs sur ce qu’est le café, sur ses goûts, et sur la nécessité de changer de mode de consommation. Ils sont le meilleur relai à la montée en gamme de la consommation déjà à l’œuvre depuis quelques années. Ils ont la charge de repositionner et de valoriser le café comme un produit aux multiples terroirs et savoir-faire, et d’être clair sur la définition du café de spécialité.
- La responsabilité des acheteurs professionnels est également très importante, ils doivent comprendre et faire comprendre à leurs hiérarchies et organisations – hôtels indépendants, entreprises, chaines hospitalités et F&B, institutions… - que le temps du café (trop) bon marché, sur torréfié, au goût de charbon et de cendrier froid est révolu, et qu’une montée en gamme est vitale s’ils souhaitent ne pas louper la transition à l’œuvre dans la consommation du café. Le bon café à un prix. La disparition de 40% des bistrots parisiens en 20 ans est à méditer !
- Enfin, les consommateurs finaux doivent se permettre d’être exigeants, toujours et partout sur la qualité de la tasse qu’on leur propose.
L’avènement du café de spécialité il y a une vingtaine d’année, devenu un marché mondial depuis une dizaine d’année, a préparé, sans vraiment de déterminisme, la mue nécessaire de la filière, de la production à la consommation.
Avant l’accélération du dérèglement climatique venu terrasser une filière malade, les acteurs du café de spécialité ont bâti de nouveaux standards dans la relation commerciale en connectant le terroir aux consommateurs finaux, en valorisant le café, et le travail des producteurs et des torréfacteurs.
Cela fût possible grâce à la relation directe et privilégiée entre les producteurs et les torréfacteurs, à la rémunération de la qualité via l’émancipation du marché de commodité, et pour les plus engagés et visionnaires d’entre eux, à la protection ou la régénération des écosystèmes. Le marché du café ne sera plus jamais le même aussi parce que les torréfacteurs créent chaque jours une relation de confiance avec leurs clients, plus encore, une communauté de valeurs.
Le café de spécialité est une émancipation des producteurs, des torréfacteurs et des consommateurs.
Demain a commencé il y a 20 ans, et demain, c’est aujourd’hui.
Christophe Servell.
Terres de Café
*La structure du prix du café se compose du prix de marché FOB (free on board) + différentiel positif selon pays et qualité ou différentiel négatif pour les qualités inférieures + prime bio le cas échéant. Ensuite on ajoute les frais de transport jusqu’ au havre, les frais financiers, dédouanement, stockage, transport jusqu’au lieu de torréfaction, la torréfaction, le packaging, et marge torréfacteur. Les cafés impactés par les cours de bourse sont les assemblages et les pures origines notés jusque 83/84 sur 100. Les cafés scorés au-delà sont à prix fixes, au-dessus du prix de marché, et nettement moins sujets à la volatilité des cours.